Recits_Contes_Populaires - page 71

faire les remblais, plus il en disparaissait. Le terrain s’enfonçait au fur
et à mesure et refluait de chaque côté comme un ventre de vache. Il en
fut de même lorsqu’on voulut construire le pont de « l’Archevêque ».
On ne trouvait pas le fond.
Ce marais était bordé à l’est pas les vieux bois de Soussans qui formaient
comme une forêt vierge peuplée de toutes sortes d’animaux tels que
loutres, blaireaux, renards, fouines, tortues, lézards verts et serpents de
toutes races et de toutes dimensions.
Il y avait surtout, d’après ce que disaient les habitants, une énorme
couleuvre que les uns prétendaient avoir vue et les autres entendue siffler.
Elle sifflait si fort qu’elle arrêtait les attelages de boeufs qui labouraient
les vignes des environs.
Certains disaient qu’elle était grosse comme un sapin et qu’elle avait
de la mousse sur la tête comme un vieux chêne. Un autre racontait qu’un
jour, en se rendant à cheval de Beychevelle à Lamarque, il fut poursuivi
par ce serpent qui faisait des sauts de quinze pieds de long. Il ne put
s’échapper que grâce à la rapidité de son cheval. Tout cela était de
l’exagération causée par la peur, mais le fait de l’existence du serpent
était reconnu.
Un jour du mois de juillet, m’a conté Piarille, j’étais occupé à épamprer
la vigne avec ma serpette, près du marais. Il était presque midi, l’heure
de déjeuner, il faisait très chaud. Les ouvriers qui travaillaient au
dessèchement, c’est-à-dire qui creusaient les chenaux et les fossés de
bordure, avaient construit au bord du marécage, en bas de la croupe de
Lagrange, un grand baraquement qui leur servait de cantine. Et pour
y aller, depuis leurs différents chantiers de l’intérieur du marais, ils avaient
tracé d’un côté et de l’autre, en abattant les ellébores et les broussailles.
Ce jour-là, le « maître baradier » 1 venait de quitter le chantier et allait
déjeuner à la cantine. Il était seul, et pour raccourcir, avait pris un sentier
à l’écart situé en plein fourré. Il était en bras de chemise, portait sa bêche
sur l’épaule, la lame en avant, et sa gibecière était suspendue au manche
derrière son dos. — Vous savez que les bêches des creuseurs de chenaux
sont munies d’un fer étroit et long d’un pied et qu’elles coupent comme
un couteau. Le « maître baradier », donc, suivait ce chemin en pensant
à ses ouvriers ou aux histoires du chantier, quand tout à coup, il trébucha
sur un énorme serpent enroulé qui barrait le passage. Il prenait autant
de place qu’un « baie » 2 et se chauffait au soleil, la tête au milieu de
ses cercles. A cette vue, l’homme faillit tomber à la renverse et le serpent
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